La Grande Horreur

de cette guerre et de cette paix

Vous avez gémi, ô mes amis,
Sur l'énorme massacre et l'énorme dévastation.
Vous avez gémi, ô mes amis,
Sur ceux qui ont marché la mitrailleuse aux reins, la rogne aux
lèvres,
Et qui ne pouvaient pas ne pas marcher.
Et non moins vous avez gémi
Sur tant de clairs regards, de fronts hauts, de bouches sereines,
Qui ont offert à des idéaux morts
Le vivant trésor de leurs vies.
Vous vous êtes récriés, ô mes amis,
Sur tant et tant qui n'ont guetté
Dans le remous des foules en souffrance
Que le crissement des billets bleus.
Aujourd'hui, mes amis, vous pleurez
Sur la paix de méchanceté, la paix stupide, la paix vaine.
Les loups, hélas, seront toujours les loups;
Hélas, les poings des mauvais bergers sont armés;
Le sacrifice, hélas, comme l'amour, est un dieu qui va les yeux
bandés;
Hélas, le ventre, en tout temps, en tout lieu, commande fort;
Et la horde des obscènes chiens ne cesse pas de hurler à la curée.
J'ai gémi avec vous, ô mes amis, sur cette guerre,
Et j'ai pleuré avec vous sur cette paix
Mais davantage j'ai gémi dans mon coeur
Et davantage dans mon coeur je pleure
A cause de l'hypocrisie et du mensonge et de la calomnie et de la
bassesse et de la bêtise (ô bêtise de la bête!)
Et qu'on ait accepté cela, l'hypocrisie des maîtres, et qu'on l'ait faite sienne,
Et qu'on ait fait sien leur mensonge, siennes leurs calomnies,
Et que cette bêtise et que cette bassesse, d'en bas en haut, de haut en
bas, monte et descende,
Comme le pus entre l'os et la plaie.
Les auteurs responsables de cette guerre?
Les atrocités de cette guerre?
Le crime immense de cette guerre et de cette paix?
L'ennemi n'est pas plus coupable que nous; est-il plus innocent que
nous? cela se peut; mais tous,
On est des êtres malfaisants et asservis;
Une seule noblesse est permise,
Savoir qu'on est mauvais et s'efforcer vers le mieux.
Les âmes closes à tout rayon de sincérité,
C'est, dans mon coeur, la grande horreur de cette guerre;
Et voici, dans mon coeur, la grande horreur de cette paix,
Et ce n'est pas tant l'injustice et l'oppression
Et cette loi de fer imposée au vaincu
Et la loi de l'argent imposée et au vaincu et au vainqueur,
Mais le mensonge encore, l'hypocrisie encore, et la bassesse encore,
et la bêtise scélérate.
On entend quelquefois d'affreux gamins à mines de sournois,
Quand le camarade est par terre:
"Tant que tu ne le diras pas, que c'est toi qu'as commencé, je
cogne!..."
La grande horreur de cette guerre et de cette paix,
C'est eux,
Eux, ces barbons sournois, qui exigent, le poing levé, qu'on leur
dise qu'ils sont le droit, la liberté, la justice, la vérité, l'honneur,
Eux, ces Basiles tricolores.

 

1919