14 juillet 1919

Cet air fin, doux quand on aspire,
La courbe choisie des collines
Apparue entre ces arbres dont on sait le nom,
Et, mélés aux sabots sonnants sur la route,
Ces vagues cris lointains qui semblent
Les appels de la mère, jadis:

Cette simple image--qu'il aime--de son pays--comme il l'aime
Avec ses villes et ses choses et ses hommes!
Cet homme-là rentré, souffrant comme d'une brûlure,
De l'énorme enceinte fumante d'acclamations.

Il baisse le front vers cette terre
Où il a vécu plus qu'ailleurs, où plus qu'ailleurs il a peiné.
Il revient à elle comme un fils malade,
Mais n'ose plus lui faire de demande,
Sauf que, peu à peu, il désire
Entre les herbes l'humus terrible,
Sous les pierres le profond refuge qui dissout.

Pourtant, ce pays, comme il l'aime,
D'un bon amour simple, comme ses vêtements,
Comme sa maison, comme une chaleur dans l'hiver,
Et puis de tant de façons qu'il ne sait pas.

Mais peut-être pas tant que l'âcreté sublime
De tel vent sans bords qui passe,
Pas tant que la lumière universelle
Qui, un matin de mai, crée toutes choses,
Pas tant que cet étranger qui l'a touché
D'un muet, profond regard et s'en est allé.

Voici qu'il songe avec force:
Cette France, vivante certes,
Qui se tient dans le secret
De son coeur parmi les Grandes Choses
--Elle qui fit oeuvres et race
De sa propre chair (ah, pensive,
Elle incline sur leurs restes l'épi lourd
Et l'arbre composé, mi ciel neuf
Mi vieille terre, coupé d'horizon,

Dont chaque branche venteuse, haute puis basse, compare)

Est-il dans sa vraie nature
De demander un seul mort?

Il revoit soudain sa matinée l'Arc de Triomphe et, auprès,
Il revoit le haut monument rectangle
En faux or comme un instrument de culte;
Au-dessus une urne qui fume;
Et, sur chaque face, cette dure déesse abaissant les bras
Vers la terre, exigeant encore:
Aux morts pour la Patrie. C'est écrit.
Menteuse image! Et la même à Londres, à Rome, à Berlin.

Des dents! Des dents! Pourquoi ne lui a-t-on pas mis des dents,
Pour dévorer ses dix millions de morts?

Et le passant pense aux siècles
Qui, l'un auprès de l'autre, allumèrent
A la clarté jeune de cet homme
Semblable au soleil de neuf heures,
Les cierges blêmes et les bûchers.

La foule
Plein la chausée, plein les trottoirs,
Sur les échelles et les maisons
Semblent hâtivement dressées pour porter cette foule.

Des bras, des pieds, des troncs, des têtes,
Déposés en couche dense comme
Ces êtres d'âges disparus
Qu'il nous sépare, ce noir filon,
Des strates de l'antique Histoire!

Quoi? Cette humanité allait-elle
Voir les martyrs des Cinq Années,
Les boueux, les sanglants, les esclaves,
Abrutis, usés, vénérables?

Non. Un pimpant défilé
Brossé, verni, content: sorti,
Frais et gai, des boîtes des casernes.
Qu'ont-ils de commun, ceux-là et les autres?
Rien --et pourtant
Ce sont les mêmes hommes. Les mêmes.

Êtes-vous aussi complices,
Vous, les dix millions de morts,
Du cambrement de ces reins,
De la clameur de ces bouches,

Vous, morts, vraiment morts, et vidés,
Par vos bouches sanglantes, par vos plaies,
Vidés de vous et rejoints
D'un seul coup à toute la terre?

Mais ce passant solitaire
Dans son songe va plus avant.
Il s'approche d'une douleur pire.

Il a vu plusieurs de ceux
Qui parlent presque comme lui,
Il a vu plusieurs d'entre eux
Avec l'éclat d'une lame entre les paupières,
Avec des mots trop grands pour la gorge.

Comme il connaît qu'il n'y a place
Dans l'âme étroite des hommes
Que pour peu de chose, hélas!
Il juge que ceux qui débordent
D'une lueur et d'un mot
Ne savent contenir rien d'autre,

Et, dans leur visage, il retrouve
Le regard même de ceux
Qui attendent un miracle,
Le rire même de ceux
Qui "nettoyaient" les tranchées.

Est-ce que cette vérité
Modeste et joyeuse qu'il appelle,
Veut aussi dresser un culte,
Peut aussi faire des morts?

Il porte la main à son coeur
Comme si on y avait blessé quelque chose. 

Puis il penche encore le front
Et, sa face toute grande sur soi-même, 

Près du souffle intérieur, il jure:

De ne parler qu'à voix basse
Pour être sûr de ne couvrir
L'appel d'aucune raison,
Le cri d'aucune victime.

De ne jamais frapper même
Ses deux mains l'une dans l'autre,
Pour les garder toujours prêtes
A se tendre secourables.

Il n'aura sous la paupière
Nulle flamme qu'on allume
Avec l'orgueil ou la haine.

Et ne mettra dans ses livres
Pas une de ces guirlandes
Dont on entoure les choses
Qu'il ne faut pas laisser voir.