Pierre Larivière

Pierre Larivière collabore pendant la guerre à plusieurs périodiques d'art social. Son recueil de vers, d'essais et d'aphorismes, Au temps des sous-hommes, avec une préface de l'écrivain pacifiste, Han Ryner, paraît en 1919 et montre son style distinct de poème en prose et ses dessins réalistes de la vie triste des civils. Larivière écrit "Les Vaincus" le 11 novembre 1918. 

Les Vaincus

Sonnez, sonnez les cloches de paix,
Sonnez, sonnez, carillons de Victoire!
Exultez, Messieurs Prêtres! Chantez Te Deum!
Bénissez les guerriers au nom du Dieu d'Amour,
au nom du Dieu de Paix!
Riez, chantez, buvez, dansez foules esclaves!
Hardi les bacchanales,
Vautrez-vous dans l'orgie!
Ici l'on rit, ici l'on chante, ici l'on boit, ici l'on danse!...
Là-bas...on pleure...
Ici l'on boit et fait ripaille, et là l'on a faim,
et l'on a froid et l'on s'abîme dans la désolation...
Sonnez, sonnez, carillions de Victoire...

Ils sont là les martyrs des fabricants d'Histoire:
pendus aux fils de fer barbelés!
paquets de chair putride.
Ils sont là sous le sol défoncé, labouré, retourné
par les obus qui dorment par millions!
Ils sont là les innocents, martyrs de tous les trublions de Haine!
Ils sont offerts en holocauste à l'effarante Bêtise de toutes les
Nations!
Les voilà les vaincus de la grande Epopée!
Ils étaient toute vie en leur mâle jeunesse!
Ils étaient toute ardeur en leur joyeux amour!
Ils étaient tout l'espoir de leurs mères, de leurs enfants, de leurs
femmes en pleurs!
Ils sont, eux, la Rançon, le tarif de La Gloire!
Chantez, riez, buvez, thuriféraires du Malheur!
Sonnez, sonnez, carillons de Victoire...

Ils sont là les témoins de l'atroce carnage;
Survivants effarés des heures d'épouvante!
Ils sont là les aveugles, oh, Julien Lemordant!3
les sourds, les idiots,
les fous, les amputés, les hommes troncs!...
Elles sont là, silencieuses, les victimes des Cannibales de Bellone!
Ils sont là les vaincus aux silences navrants!
Ils évoquent en eux l'immense horreur du charnier,
l'épouvantable égorgement!
Leur douleur est sans fin, car ils ont tout perdu,
jusques à l'espérance!
Leurs béquilles et leurs moignons sont l'acte accusateur dressé dans
l'avenir
contre la gloire des combats!
Sonnez, sonnez, carillons de Victoire!...

Elles dorment sous la terre les élites sacrifiées
et la Pensée en deuil pleure, pleure meurtrie!
Ici le peintre aveugle, là l'écrivain manchot demeurent hébétés
devant l'effondrement de leurs plus beaux projets.
Jeune encore, le savant aphone ou rongé de tuberculose
renonce au microscope, à la cornue, au laboratoire.
Ils sont là, anxieux devant leur avenir brisé,
devant le néant de leurs rêves envolés.
Et l'élite ouvrière a peuplé les tombeaux...
Sonnez, sonnez toujours, carillons de Victoire!...

Les voilà les Vaincus de la guerre des Mondes,
lamentables troupeaux de femmes endeuillées,
de Veuves et de Mères!
Ils sont là les Innocents, les vrais vaincus de la guerre et de toutes
les guerres.
Leurs petites figures autrefois poupines et roses
sont maintenant ravagées de fatigue et d'anémie.
Ces beaux petits enfants promis à toutes les tendresses
sont aujourd'hui des désolés!
Ils n'ont plus leurs papas tombés là-bas sous la mitraille.
Ils n'ont plus leurs mamans mortes de douleur et de chagrin.
Passez, passez et défilez, les troupeaux d'ORPHELINS...
Ne gâtez pas la joie des Chantres de Victoire...
Allez, pauvres enfants, vous, faites de l'histoire...
Allez, passez et demeurez les Vaincus de la Vie!...
Sonnez, sonnez, carillons de la Gloire...

 

Clairvaux, 11 novembre 1918,
jour d'armistice