Aux Esclaves

J'écris pour toi, Christ éternel,
Fils de l'Homme, qui tous les jours,
Indifférent à tout appel,
Pesant, frivole, aveugle, sourd,
Rachètes ta faute éternelle,
Homme sans haine et sans amour;

Damné résigné qui consens
A l'éternité de ta tâche,
De ta misère, de ton ordure,
De ta sottise et de tes vices,
C'est en toi que je me révolte,
C'est ton malheur qui gronde en moi,
Peuple, éternel Esclave, lâche.

A l'heure où reniant ton âme
Tu t'engloutissais dans le sang,
Peuple de France et d'Allemagne
Enivré de ton reniement,
A l'heure où la vieille espérance
Recueillie sous ton pauvre toit,
Peuple d'Allemagne et de France,
Hôte sans honneur et sans foi,
Sembla pour jamais disparaître,
Chassée par toi, livrée par toi,
Je t'ai maudit avec tes maîtres,
Peuple servile, et j'ai douté.

J'ai douté, j'ai maudit, mais c'est alors, jeté
Plus haut que mon destin par la folle tempête,
Par l'ouragan funèbre à moi-même arraché,
Solitaire au milieu de l'oubli de mes frères,
Que moi-même glacé d'un tel isolement
Je me suis réchauffé de honte et de colère
Et que mon désespoir a fait jaillir ces chants.

Peuple, grand peuple, à l'heure où tu vendis ton rêve

Et cette fois encore acceptas de déchoir,
A l'heure où je te vis, offrant tes poings aux chaînes,

Valet injurieux, bafouer ton espoir,
Hurler et t'entremordre, et comme un chien couchant,
Peuple libre, lécher les mains de l'heureux maître,

A l'heure où je vous vis panteler et mourir,
Pour une cause, hélas! qui n'était point la vôtre,
O hommes de mon sang, compagnons de ma race,
Frères de la patrie que nous devions bâtir,

A l'heure où je vous vis dans ce noir Paris  morne,
Femmes des ouvriers qui partaient en riant,
Vous depuis si longtemps rompues aux sacrifices,
Sangloter puis sourire pour un dernier adieu,

Peuple, à l'heure où je vis tes garçons et tes  filles,
Tes enfants orphelins et tes épouses veuves
Et tes vieux regrettant d'avoir vécu trop vieux
S'interroger, gémir, espérer, oublier,
Implorer la pitié du sort, et puis subir
Dans la passivité de leurs coeurs asservis
Ce lourd redoublement de leur peine éternelle,
Peuple, peuple trahi par tous ceux qui parlaient,
Du fond de ma douleur, du fond de ma colère,
O peuple déchiré, je t'ai jeté ces cris.

Ces cris sortis de toi, ces cris montant vers toi,
Et un par un tirés, pesamment, sans répit,
Du plus profond de moi, du plus brûlant de moi,
De la chair de ma chair, de l'âme de mon âme,
De ta grande douleur, innombrable blessée
Tendant vers le ciel sourd les bras tordus des femmes,
O cadavre immortel où saignent tant de plaies,
Où tant d'yeux sont rougis, tant de rides creusées,
Ces cris confusément jetés par ta misère
Et par l'arrachement quotidien de ma peine,
Ces cris sont-ils encore assez chauds et vivants,
Leur ai-je assez donné, ont-ils assez gardé
De lumière, de flamme, et de souffle, et de sang,
--Iront-ils jusqu'à toi, toucheront-ils ta vie,
Les écouteras-tu et les entendras-tu?

O dépouillé, déshérité,
Peuple volé, peuple vendu,
Christ éternel,
Ces mots, sont-ils assez brûlants
Pour brûler ton coeur insensible?

Peuple ouvrier et paysan,
O blasphémateur de toi-même,
T'atteindra-t-elle,
Cette voix perdue dans le vent,
Ma voix de veilleur solitaire?

O toi qui ris de la justice,
Toi qui ris de la liberté,
Peuple, entends-tu?
La liberté et la justice,
C'est ton bien, ô déshérité.

Peuple-enfant, si moi, ton enfant,
Je te maudis et je t'insulte,
O peuple lâche,
Reconnaîtras-tu ta colère,
Reconnaîtras-tu ta douleur?

Oui ta douleur, oui ta colère,
Il faudra bien que tu m'entendes,
Peuple vaincu,
Et que tu sortes de la tombe
Où ton vrai coeur ne peut tenir.

Un jour, mes pâles jeunes hommes,
Ecoutant claquer dans mes strophes
Vos drapeaux rouges,
Du frémissement de ces chants
Vous vous lèverez frémissants,

Et parce que chaque parole
De l'amour et de la révolte
S'est envolée,
De chacune naîtront des hommes
Et la semence aura germé;

J'aurai fait ma tâche à son heure
Mais nous nous trouverons encore,
Mes camarades,
Quand, soldats de la grande armée,
Vous mènerez votre combat;

Les temps sont mûrs, ces jours luiront,
Et quand tes fils se dresseront,
Peuple debout,
J'aurai ma part de leur bataille,
Me souvenant à leur côté
D'avoir, quand tout sombrait, chanté,
Ces chants d'espoir désespéré!