Chant de mort

Hommes heureux, hommes paisibles, hommes qui vivez et
riez et aimez, savez-vous qu'il est des champs d'horreur où il
n'y a ni vie, ni rire, ni amour? Oh! dites, savez-vous que vos
frères agonisent?
Là-bas, partout où la nature saluait la joie d'exister et
chantait l'espérance, maintenant, il y a la mort. Amis, amis
déments, il y a les cris déchirants de vos amis en humanité que
vous assassinez!
Là-bas, là-bas, sur les prés verts que le vent faisait
frissonner et où le soleil miroitait, jadis... Là-bas, dans les
grands bois profonds, où régnait un silence sempiternel,
jadis... Là-bas, sur les bruyères, au bord des fleuves, sur les
pentes des collines, là-bas, là-bas, partout, il y a l'agonie et la
mort, il y a la désespérance et la douleur.
O homme, homme, qu'as-tu fait ? regarde autour de toi.
Regarde, et dis, en vérité, si tu comprends pourquoi tu as
jonché le sol de tous ces cadavres, pourquoi tu as fait fuir les
petits épouvantés de leurs maisons désertes et incendiées,
pourquoi tu as fait hurler les mères comme des bêtes fauves
devant ces masses brunes, gluantes et nauséabondes qui furent
leurs fils?

Dis, dis, en vérité, comprends-tu!

Mais non, tu ne m'entends même pas. Tu es ivre de ton
orgie, et tu somnoles, hébêté, sur les restes fumants du
carnage.
O Dieu, serais-je donc seul à pleurer, à pleurer sur vous
qui aviez du soleil dans les yeux, des chants dans les oreilles,
et tant, tant de rêves dans l'âme, et qui maintenant ne voyez
plus que la nuit, n'entendez plus que le silence?
Comment, comment y a-t-il encore des couleurs et des
sons, sur ces champs où tant d'yeux ne voient plus que la nuit,
où tant d'oreilles n'écoutent plus que le silence ?
Oh! serais-je seul à pleurer, serais-je seul à noyer mes yeux
dans votre nuit, à plonger mes oreilles dans votre silence, à
perdre mes rêves dans votre néant?

A perdre ma vie dans votre mort?
O hommes, je sais, hélas! la destinée que vous réservez à
ceux que vous avez tués. Vous les oublierez.
Quand vous serez las du carnage, vous vous arrêterez et
vous oublierez, tout, tout, toutes les souffrances et toutes les
agonies.

O victimes vaines et abondonnées, mon coeur vous restera
fidèle. Les hommes vous oublieront: je leur pardonnerai, mais
je saurai toujours que vous avez été assassinés.

Pauvres victimes, mes frères profondément chéris, qui êtes
morts sans pouvoir exhaler une plainte, sans avoir le droit de
serrer une dernière fois les mains de vos aimés, je vous offre
un asile de douleur et d'amour en mon âme crucifiée comme
vos âmes. Je pleurerai toutes les larmes que vous n'avez pas
pu verser, je vous prendrai sur mon sein et vous apaiserai de
ma compassion.
Venez vers moi, venez en moi. Les hommes vous
oublieront, mais mon coeur vous restera fidèle. La nature
renaîtra, mais elle restera pour moi, à jamais, le temple des
adieux

Venez, venez, oubliez, vous aussi...
Mais, hélas! les morts dorment et ne m'entendent pas! O
solitude! Ils ne sauront jamais que j'ai voulu les consoler.